Une intelligence augmentée grâce aux technologies
Interview de Frédéric Vigier, ingénieur de recherche à l’Institut national de recherches en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea) et conseiller technologique en agroéquipement et e-agriculture.
De la traction animale à la vente de services sur le web, l’innovation a toujours su trouver sa place dans le champ de l’agriculture. Pouvez-vous retracer les grandes étapes ?
On peut effectivement parler d’une offre constante d’assistance ou d’aide par la technique. Le premier soutien à l’agriculture a sans nul doute été la traction animale pour assister l’agriculteur et faire face à un travail de plus en plus important en lui apportant une quantité d’énergie additionnelle. Puis dans un second temps, est apparue la motorisation avec l’arrivée des tracteurs, suivie de l’hydraulique conférant une capacité de levage et pouvant transmettre de la puissance aux outils. L’électronique et l’informatique ont ensuite fait leur entrée. Dans un premier temps, on a eu affaire à de l’informatique de gestion non connectée au matériel.
Aujourd’hui, on assiste à la généralisation de l’informatique embarquée, nous sommes dans l’ère de l’agriculture de précision, soit la bonne tâche au bon endroit au bon moment. Les agriculteurs sont connectés en permanence et ont accès aux services web. Aujourd’hui ils sont non seulement consommateurs mais aussi producteurs d’information. Demain on parlera du cloud farming c’est-à-dire d’une agriculture qui produit des données et les partage. L’un des grands défis sera de gérer la propriété de ces données, c’est tout un système économique qu’il va falloir mettre en place.
Outre le nuage de données qui arrive à grande vitesse, quelles sont les dernières innovations qui ont fait ou vont faire de manière imminente leur entrée dans le paysage agricole ?
On a vu arriver les tracteurs à hydrogène notamment le NH2 doté d’une pile à combustible et primé il y a quatre ans au Sima. Aujourd’hui il n’est pas proposé à la vente mais il fonctionne très bien. Pour rassurer les futurs utilisateurs, aujourd’hui on sait stocker l’hydrogène sans danger sous forme solide. La généralisation des piles à combustible dans le secteur automobile réduira les coûts de fabrication et favorisera leur développement dans le secteur agricole. L’arrivée sur le marché européen et américain de la première voiture à hydrogène de Toyota d’ici début 2016 est en cela un début prometteur. Avec la mise à disposition gratuite de 5680 brevets par Toyota, on n’attendra pas dix ans pour voir se généraliser les tracteurs à hydrogène d’autant que leur approvisionnement en gaz ne nécessite pas comme pour l’automobile de réseau de station à hydrogène. La généralisation de la transmission de puissance électrique fait aussi partie des innovations majeures pour les automoteurs de demain et est déjà présente pour l’entraînement d’outils attelés ou encore sur certains tracteurs spécifiques totalement électriques.
Au rayon des innovations, après les robots de traite déjà très utilisés, on trouve également les derniers nés des robots d’élevage tels que les distributrices-mélangeuses sans conducteur, les robots de traitement ou de binage capables de réduire les doses de produits phytosanitaires ou encore les robots mules qui peuvent suivre un opérateur pour le ramassage ou la cueillette des fruits. Et ce n’est que le début...
Que pensez-vous des drones qui semblent des outils de plus en plus familiers au monde agricole ?
L’usage des drones est inclus dans les prestations de conseil, ce qui les rend accessibles en termes de coût pour les agriculteurs. Et dans ce domaine, les utilisateurs sont très demandeurs, encore plus que l’offre proposée. Les drones se perfectionnent. Au Japon, on trouve des drones de plus grosse taille capables de réaliser des interventions d’épandage de produits phytosanitaires ou d’engrais dans les zones difficiles d’accès et dans des conditions de portance du sol difficiles en limitant aussi l’exposition des opérateurs. Ces utilisations devraient se développer et commencent à poindre en Australie, en Nouvelle Zélande et en Californie. A l’opposé, de nouvelles générations de drones pas plus gros qu’une mouche, issus des laboratoires de recherche, devraient permettre dans un futur plus lointain des traitements phytosanitaires ou autres actions de précision à l’échelle de la plante.
N’existent-ils pas des dérives liées à l’innovation ?
Je n’en vois pas, si ce n’est peut-être trop de solutions technologiques différentes notamment quand chaque matériel dispose de son propre terminal. Mais l’interface commune qu’est l’Isobus permet de solutionner ce problème et d’apporter de la simplicité. L’innovation est au service de la performance au sens large, tant technique qu’écologique et économique et permet d’augmenter la sécurité des utilisateurs. Le développement de la vision tête haute (notamment avec l’utilisation du pare-brise comme écran de supervision) qui commence à poindre en agriculture sera aussi un moyen d’améliorer l’ergonomie du poste de conduite à l’image de nos smartphones ou tablettes. Et il ne faut pas oublier que l’innovation a permis de compenser le manque de main-d’œuvre pour certaines tâches comme la traite. L’innovation ne supprime pas des emplois. De plus et ce fut affirmé lors des deux derniers Sima, l’homme est positionné au cœur de ce système. L’innovation doit répondre aux besoins des êtres humains. Les industriels ont bien en tête cette préoccupation humaine et sociale.
Au milieu de toute cette technologie, de tous ces outils d’aide à la décision, que devient le sens de l’observation de l’agriculteur ?
Il n’est en aucun cas remplacé. Tous ces outils apportent un complément d’information à l’agriculteur. C’est lui qui observe, décide, valide. La technologie confère une intelligence augmentée et donne aux agriculteurs, en simplifiant l’opérationnel, une capacité complémentaire pour les décisions tactiques et stratégiques.
Mais l’innovation se situe également ailleurs que dans la technologie.
Effectivement on peut innover dans la manière de travailler notamment en faisant cohabiter différents modèles, ne pas décalquer ce qui se passe chez le voisin. Il faut être créatif, se différencier, innover dans la gestion avec le crowfunding (le financement participatif)… Nous entrons dans l’ère de l’agriculture de la connaissance et de l’information, quelles conclusions allons-nous tirer des données que l’on collecte ? Est-ce que la vente directe est l’avenir de l’agriculture ? La grande distribution existera-t-elle encore demain ? Ce dont on est sûr c’est qu’on n’est sûr de rien…
A lire un dossier de cinq pages dans Agri 79